Après plusieurs heures passées en séances de pose à l'école des beaux-arts, Gabrielle ressentait le besoin irrépressible de se libérer de l'immobilité contrainte de la pose. Ses muscles étaient raides, son esprit embrouillé par la concentration et elle aspirait à retrouver la légèreté de ses pas et l'inspiration qui l'animait habituellement.

S'armant de son fidèle polaroid, elle quitta les murs austères de l'école pour s'aventurer dans les jardins du Luxembourg, oasis de verdure au cœur de la ville. Dès qu'elle pénétra dans le jardin, une vague de tranquillité l'envahit. Le doux parfum des fleurs en pleine éclosion chatouillait ses sens, tandis que le clapotis des fontaines et le gazouillis des oiseaux semblaient composer une mélodie apaisante.

Gabrielle flânait le long des allées ombragées, laissant ses pieds la guider sans but précis. Chaque coin de verdure offrait un nouveau tableau à capturer, une nouvelle histoire à raconter à travers son objectif. Les rayons du soleil jouaient à travers les feuillages, créant des jeux d'ombres et de lumières dignes des plus grands maîtres de la peinture.

Elle s'arrêtait souvent pour observer les détails qui échappaient aux regards pressés : une abeille butinant une fleur, une feuille tombée à la surface d'un bassin, une famille de canards se prélassant au soleil. Chaque instant semblait suspendu dans le temps, une pause bienvenue dans le tourbillon de la vie parisienne.

Son polaroid en main, Gabrielle se laissait emporter par son instinct artistique, cherchant à capturer la quintessence de la beauté qui l'entourait. Chaque clic de l'obturateur était une promesse d'éternité, un fragment de sa vision du monde figé pour l'éternité dans une image. Et ainsi, elle continuait sa promenade artistique au cœur de Paris, cherchant à capturer la magie éphémère du moment présent.

Gabrielle flânait parmi les fleurs du jardin, s'extasiant devant les couleurs chatoyantes et les parfums enivrants qui l'entouraient. Son regard avisé fut attiré par le vol gracieux d'un papillon qui voltigeait au-dessus des fleurs, tel un éclat de couleur dans un tableau vivant. Dégainant son appareil photo d'un geste habile mais prudent, elle se prépara à capturer l'instant fugace.

Alors qu'elle ajustait son objectif, concentrée sur sa prise de vue, une forme surgit soudainement devant elle, brisant le calme de sa contemplation. Surprise, Gabrielle fit un léger sursaut, son cœur battant un peu plus vite. La silhouette sombre de Lou, le tatoueur du Happy Tapir, se dressait désormais devant elle, interrompant son moment de quiétude. Son sursaut fut bref mais perceptible, alors que son regard se détournait brièvement de son objectif pour se poser sur le jeune homme.

Comme chaque fois qu'elle se perdait dans la contemplation des merveilles naturelles du parc, elle ne prêtait guère attention aux passants qui déambulaient autour d'elle. C'est ainsi qu'elle s'était faite surprendre lorsque le jeune homme s'était penchée soudainement vers elle. Son sursaut avait été tel, en réalité, que le papillon qu'elle tentait de capturer à travers l'objectif de son appareil photo avait reprit son envol, échappant à son regard. Cependant, la présence de Lou en dehors du café lui fit rapidement oublier sa contrariété.

"Tu m'as fait peur !" avoua-t-elle dans un sourire taquin.

La taquinerie était un jeu constant entre eux, une sorte de danse joyeuse où les piques fusaient aussi naturellement que les rires. Lou savait pertinemment comment titiller Gabrielle, notamment sur le sujet des tatouages, une passion qu'elle partageait sans pour autant avoir franchi le cap elle-même. Alors qu'il lui demandait si elle cherchait son futur tatouage, elle arqua un sourcil en guise de réponse, narquoise.

"Un papillon ? Très peu pour moi... Trop ordinaire. Tu me connais mieux que ça."

Un sourire malicieux étira les lèvres de Gabrielle, ravie de cette énième joute verbale entre eux. Elle le visa avec son objectif :

"Mais puisque tu m'as volé mon sujet, tu me dois cette photo !"

Elle ne déclencha toutefois pas le flash pour immortaliser ce moment de complicité, sachant pertinemment que Lou n'aimait pas être photographié. Ce qui n'interdisait toutefois pas de jouer le jeu. Avec un geste théâtral, elle simula le clic de l'appareil photo avec son index, capturant ainsi l'instant fugace dans leur échange.

"Clic."

Lorsqu'elle releva son regard vers le tatoueur de Montmartre, elle exhibait un sourire rayonnant et joueur.

Gabrielle ne se voyait pas plus avec un papillon tout mignon au bas du dos qu'avec un papillon zombie sur l'épaule, elle eut donc une moue à la proposition du tatoueur. Gabrielle réprima un sourire en entendant la proposition de Lou. Un papillon tatoué sur la peau ? Elle n'avait jamais envisagé cette idée, trouvant le motif trop banal pour son goût personnel. Son regard pétillant trahit son amusement lorsqu'elle vit Lou protéger son visage de ses mains, craignant qu'elle ne le prenne en photo. Elle éclata d'un doux rire cristallin, secouant légèrement la tête.

"C'est bon, je ne vais pas te photographier, Lou. Mais j'aurais pu !"

Elle rangea soigneusement son appareil photo dans son sac, veillant à ne pas l'abîmer. Son vieux polaroid était son trésor, une relique de son amour pour la photographie instantanée.

Oui ils étaient comme deux gamins à se taquiner et se chicaner à loisir. Mais malgré leur chemin différents, ils restaient deux adultes à l'enfance brisée par des problèmes de grandes personnes et bien qu'ils n'en parlent jamais, c'était sans doute ce qui les avait rapproché.

Elle arqua un sourcil quand il lui parla du Happy Tapir Café, habituel lieu de leurs rencontres. Certes, ils n'étaient pas à côté, plusieurs station de métro les en séparaient. Mais si Gabrielle s'appliquait à ne surtout pas avoir une vie se résumant à la fameuse rengaine "métro, boulot, dodo", elle restait une parisienne accomplie avec son Pass Navigo bien rentabilisé, travaillant à un bout de la capitale pour vivre à l'autre.

Oui, parfois Gabrielle s'imaginait vivre dans un bel appartement du quartier du Luxembourg, à deux pas de l'école des Beaux-Arts. Toutefois, l'idée de quitter Montmartre, quartier de son enfance, lui déchirait l'âme et le cœur.

"Je travaille à côté, je profite d'une pause, c'est toi qui est loin de ton antre," fit-elle remarquer, réalisant alors qu'elle n'avait jamais vu le tatoueur en dehors de l'emblématique petit café bohème où elle aimait flâner quand elle en avait l'occasion. Elle n'eut toutefois pas l'indélicatesse de lui demander la raison de cette promenade, se disant qu'il avait bien le droit de respirer aussi.

"Et tu sais bien que je photographie tout et n'importe quoi de ma journée."

Après tout, son compte Instagram regorgeait de ses photos prises sur le vif, des moments marquants de sa vie parisienne. Et ses followers semblaient apprécier cette parenthèse authentique qu'elle leur offrait. Mais pour elle, l'application était pareille à un journal intime qu'elle remplissait de photographies diverses, souvenirs de ses journées.

Ah la fameuse histoire selon laquelle on volerait l'âme de ceux que l'on photographie, légende urbaine aux yeux de Gabrielle qui eut une nouvelle moue accompagnée d'un sourire toutefois tandis qu'elle répondait :

"Pauvre papillon en effet ! Il te doit le salut de son âme. Cette photographie aurait immortalisé la beauté que lui a offert la nature à tout jamais avant qu'il ne se flétrisse. Mais peut-être que son âme est libre à présent, voguant à travers les éthers," répondit la fille de poète avec une lueur malicieuse dans les yeux.

Oui, immortalisé la beauté de chaque instant, se rappeler que le beau est partout, surtout là où on ne le voit pas, là où on ne l'attend pas, comme dans les couleurs des ailes d'un papillon à la vie éphémère. Gabrielle croyait fermement en la magie de chaque instant, en la capacité des petites choses à illuminer notre quotidien et à nous rappeler la beauté de la vie. C'était là l'héritage de son éducation, une leçon précieuse qui l'accompagnait à chaque instant de sa vie.

Gabrielle avait déjà songé à se faire tatouer son fameux appareil photo, mais jamais elle ne l'avouerait à Lou qui ne ferait que la tanner d'avantage pour la pousser à marquer sa peau de manière permanente. Ce qui l'en empêchait ? Probablement le fait qu'elle soit consciente que son corps était son gagne-pain. Toujours est-il qu'elle répondit au tatoueur par un simple sourire énigmatique sur ses lèvres fines. Un sourire qui illumine son visage d'un air amusé quand la surprise marque celle de son interlocuteur. Il est vrai que Gabrielle ne parlait que rarement de son travail qui consistait à rester immobile dans des poses plus ou moins naturelles durant plusieurs heures. On lui avait si souvent dit qu'elle était payé à ne rien faire qu'une part d'elle, celle manquant de confiance en elle, avait fini par y croire et elle préférait donc éluder la question. En vérité, être modèle demande de la concentration, de la rigueur et une excellente endurance physique.

"Oui, à l'école des beaux-arts. Tu ne t'es jamais demandé d'où me venait mon carnet de contacts ?"

Car oui, des contacts, Gabrielle est loin d'en manquer dans le monde des arts. Entre les différents cercles qu'elle côtoie depuis son enfance bohème, les artistes rencontrés au fil des ans à Montmartre, ses connaissances professionnelles et ses followers, on ne la voyait jamais deux soirs de suite en compagnie des mêmes personnes. Elle était un animal sociable au caractère jovial et bienveillant qui la faisait appréciée du plus grand nombre. Mais le lien l'unissant au tatoueur du Happy Tapir Café était un lien de franche camaraderie et elle n'hésita pas un instant à le chambrer quand il lui parla d'avoir eu un rendez-vous :

"Un rendez-vous galant ?", suggéra-t-elle, lutine.

Mais déjà la conversation revint-elle au papillon échappé et que son âme s'élève pour devenir poétesse. Gabrielle voit bien aussitôt l'esprit de son interlocuteur se détourner de la conversation alors que son regard part dans le vague. Elle l'a perdu. Il parle si bien la langue française qu'elle oublie parfois qu'il est anglais d'origine et ne peut donc pas suivre ses envolée lyrique. Se fustigeant intérieurement en se mordant la langue pour ne pas l'avoir tourné sept fois dans sa bouche avant de parler, elle est tout à son embarra quand Lou reprend la parole, lui demandant qui elle a tué, ou plutôt photographié aujourd'hui. Son sourire fait à nouveau rayonner son visage tandis qu'elle extirpe de sa poche les filtres polaroid qu'elle a prit depuis son réveil : une tasse de café latté accompagnée d'un croissant - son petit déjeuner -, une bicyclette personnalisée de façon artistique dans une ruelle aux façades napoléoniennes et une feuille à mi verte mi brune à la surface d'un bassin du jardin du Luxembourg où ils se trouvaient. Elle lui désigna la seconde avec enthousiasme :

"Je pense poster celle-ci sur Instagram, qu'en penses-tu ? Je la trouve incroyable ! Les couleurs vives du vélo qui contrastent avec celle de la pierre de la rue !"

Il n'y avait que Gabrielle pour remarquer un vélo abandonné dans une rue de Paris et y trouver un sens artistique. Elle ne s'attarda toutefois pas, rangeant les photographies polaroid dans la poche de sa veste pour les y conserver en sécurité, revenant au sujet principal :

"Tu vois, pas de meurtre ce matin sinon celui de ce délicieux croissant de chez Meunier."

C'est alors que Lou se débarrasse de sa cancerette en l'écrasant sur les pavés de l'allée et qu'il lui demande si elle viendra au Happy Tapir Café après son travail. Habituellement, les deux amis s'y retrouvent à l'improviste quand Gabrielle profite d'un moment de liberté pour s'y rendre. Il faut dire qu'ils ne s'étaient jamais parlé en dehors des murs du petit café bohème avant aujourd'hui. Elle prend cela comme une marque d'affection, une affection amicale, mais qu'elle ose imaginer sincère. N'ayant encore rien de prévu pour sa soirée, elle décide d'accepter l'invitation.

"Seulement si tu ranges tes aiguilles !"